La poésie des contes - Nicole Belmont (2012)

La poésie des contes

Petit Poucet rêveur

 

Au moment où je commençais à réfléchir à cet exposé, me revenait avec insistance l’expression d’Arthur Rimbaud : « Petit Poucet rêveur », sans pouvoir retrouver son contexte dans ma mémoire, jusqu’à ce que je fasse appel à la « mémoire de papier», comme disait Montaigne.

Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse.

Deux vers du court poème « Ma Bohême », un sonnet à la forme un peu maltraitée par son auteur, qui clôt ce que l’on appelle le second « cahier de Douai ». Il s’agit d’un ensemble de feuillets manuscrits déposé par le jeune Rimbaud chez le poète et éditeur Paul Demeny, sans plus d’explication, en septembre ou octobre 1870. Date importante car le jeune garçon (Rimbaud a seize ans) vient de faire deux fugues, gagnant d’abord Paris, où il se fait arrêter pour vagabondage, puis libérer grâce à son ancien professeur de rhétorique, Georges Izambard, chez qui il réside un temps. De retour à Charleville, il s’enfuit de nouveau, à Bruxelles cette fois, il en est ramené par un agent de police sur les instances de sa mère.

Le poème tout entier s’enivre d’images liées aux notions de liberté, d’errance, de solitude, de précarité d’une vie cependant exaltante. Les critiques littéraires l’ont justement remarqué. « Petit Poucet rêveur » a curieusement apporté de l’eau à leur moulin, ce Petit Poucet étant unanimement pour eux celui de Perrault.

L’habile transposition du conte accentue le motif de l’enfant pauvre [son paletot a les poches crevées], mais surtout elle invite à chercher un sens nouveau à l’itinéraire. Ce parcours balisé par les cailloux blancs du Petit-Poucet ou par les rimes du bohémien-poète doit aller quelque part et doit permettre de revenir quelque part. De chemin de hasard, il devient celui d’une quête informulée.

Ces propos de Pierre Brunel sont confirmés par Yves Bonnefoy qui voit dans cette quête – plus justement d’ailleurs – celle de la « vraie vie ». Steve Murphy ne conteste pas l’allusion au conte de Perrault, mais en explique la contradiction interne par son inversion : « A l’opposé du prototype, mis en danger par ses parents et fuyant le toit paternel dans l’anxiété, Rimbaud abandonnerait sa mère, mais avec un sentiment de libération »1. S’agirait-il d’un retournement opéré par le travail poétique ?

Quant à cette Grande Ourse qui sert d’auberge au Poucet rêveur, là aussi l’interprétation est unanime : « C’est-à-dire qu’il couchait à la belle étoile »2. « C’est une variante plaisante de l’expression habituelle : dormir à la belle étoile »3.

Aucun lien n’est établi entre Poucet et cette Grande Ourse, puisque les critiques littéraires ne connaissent que Perrault en fait de contes. Or la tradition orale connaît un autre Poucet, authentique celui-ci, héros d’un autre conte-type, Pouçot, Tom Pouce ou encore Gros-de-Poing ou Planpougnit. Perrault nous a durablement embrouillé en empruntant le nom du héros de ce récit pour en gratifier celui des Enfants abandonnés dans la forêt, lui attribuant également sa très petite taille, laquelle ne jouera d’ailleurs aucun rôle dans la suite de son récit. Un beau gâchis, qui a rejeté dans l’ombre un conte aussi merveilleux qu’étrange et la figure d’un héros beaucoup plus proche de celle sous laquelle se décrit le jeune poète. Joyeux, allègre, « content d’être au monde », malgré sa petite taille, dit une version des Landes, il est sans cesse en mouvement, courant sans hésiter les aventures les plus risquées, quasi vagabond, tel que se voit Rimbaud. Et c’est Gaston Paris qui nous a révélé le lien de ce héros de conte avec la Grande Ourse dans un article publié d’abord en 18684, deux ans avant le dépôt que fait Rimbaud de son manuscrit, qu’il réédite en tiré à part en 1875. En Wallonie, rapporte G. Paris, on connaît l’expression : Chaur-Pôcè, Char-Poucet, pour désigner la Grande Ourse, vue comme un chariot tiré par quatre chevaux et mené par la toute petite étoile au-dessus de l’ensemble, le conducteur, Poucet. Dans un grand nombre de versions du récit, Poucet conduit l’attelage de son père, placé dans l’oreille d’un des chevaux. S’il est difficile d’imaginer que Rimbaud ait pu lire cet article, aussi brillant élève qu’il fut, il est plus vraisemblable de penser qu’il connaissait l’expression wallonne, Charleville étant si proche de la région belge. Et sans doute connaissait-il également le conte populaire du « vrai » Poucet et de ses équipées dont la tonalité joyeuse évoque la liberté, l’errance, l’insouciance, tout comme ce poème.

Cette rencontre – que je ne suis pas la seule à avoir notée5 – non seulement entre conte et poésie, mais aussi entre conte, poésie et enfance, témoigne des traces que laisse le conte dans la mémoire, qui les utilise ensuite dans l’œuvre littéraire, comme Rimbaud, exemple privilégié, mais éventuellement dans les rêves, ou dans le travail de la pensée, de façon explicite ou le plus souvent souterraine. S’y révèle donc une affinité entre conte et poésie, affinité qui tient essentiellement à leur mode d’action, que René Char résume dans une formule lapidaire, dont il est coutumier : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver »6.

Je pense que l’on peut en dire autant du conteur.

Il y a maintenant plus de dix ans j’ai publié un ouvrage que j’ai intitulé « Poétique du conte »7. Ce terme de « poétique », je le prenais essentiellement dans son sens d’origine, du terme grec poiein, qui signifie « faire, créer » et qui pouvait s’appliquer autant aux productions de l’artisan qu’à celle de l’esprit. Familière des contes de transmission orale, je me posais la question toute simple : comment étaient-ils « fabriqués » en dehors de l’écriture et transmis en dehors de la lecture ? Il m’a semblé qu’on pouvait y voir à l’œuvre les mêmes mécanismes d’élaboration que ceux du rêve tels que Freud les a découverts, à savoir la figuration, la condensation, le déplacement et l’élaboration secondaire. La figuration joue un très grand rôle dans le conte puisqu’il est formé pour l’essentiel d’images et de mises en scène dramatisées. Freud parle d’un « souci de figurabilité » qui vise à transformer les pensées en images, surtout visuelles. « La pensée du rêve est presque toute faite d’images [...] et le rêve organise ces images en scènes, il dramatise une idée. »8 Ces images sont porteuses de significations multiples, feuilletées, de la plus lisible à la plus cachée. Prenons un exemple simple, celui de Cendrillon. Assise au coin de l’âtre, on la devine comme une fille arrivée à l’âge du mariage mais encore trop attachée à son père représenté par l’image du foyer paternel, mais elle évoque aussi, couverte de cendres, sa mère morte à laquelle elle s’identifie.

L’autre mécanisme important, c’est l’élaboration secondaire qui permet de narrativiser ces images et mises en scène, de la même manière que nous mettons en récit les images oniriques au moment de la remémoration du rêve pour le raconter à nous-mêmes ou à d’autres. Mais, dans ce cas, en arrivant beaucoup plus difficilement à une cohérence narrative : le fil du récit subit des ruptures, les incohérences sont nombreuses.

En revanche, la cohérence narrative avait beaucoup d’importance pour les conteurs au moment de la performance. Comme disait Pierre Lelièvre, le meilleur conteur d’Ariane de Félice : « Si vous passez un mot dans le conte, ça ne fait pas beau. Il y a à réfléchir pour bien dire tout de rang. Faut que rien ne traîne, quoi ! [...] Ce n’est pas tout de les savoir, il faut pouvoir les dire, les expliquer, et tout le monde n’en est pas capable » Ou encore : « Il faut dire toutes les paroles, ou ce n’est plus conter. Il faut bien suivre les paroles, il faut savoir les mettre où elles doivent se mettre, autrement ça n’a l’air de rien »9.

Ces mécanismes, bien que découverts par Freud, ne relèvent pas de la seule psychanalyse, ils sont l’un des modes de la pensée humaine. Jules Supervielle déclare au début d’un court mais magnifique texte intitulé « En songeant à un art poétique »10 : « La poésie vient chez moi d’un rêve toujours latent. Ce rêve, j’aime à le diriger, sauf les jours d’inspiration où j’ai l’impression qu’il se dirige tout seul ». Et il ajoute : « Je n’aime pas le rêve qui s’en va à la dérive (j’allais dire à la dérêve) ». Des images d’origine onirique donc, cependant bien maîtrisées.

Si les poètes reconnaissent sans difficulté l’existence et l’importance du langage figuratif, un mode d’expression tissé d’images en quelque sorte, celui-ci a été fréquemment déprécié par l’idéologie occidentale. Jean-Pierre Vernant, dans un article de 1975, qu’il reprend sous le titre « Naissances d’images », rappelle la dénonciation par Platon du caractère faux et trompeur de l’image, quel que soit son usage. Il cite un passage du Sophiste, que j’ai entendu comme un écho de propos bien plus tardifs de Perrault à propos des contes. Platon, par la bouche de l’Etranger du Sophiste déclare :

La parole comporte elle aussi une technique à l’aide de laquelle on pourra, aux jeunes qu’une longue distance sépare encore de la vérité des choses, verser par les oreilles des paroles ensorcelantes, présenter, de toutes choses, des images parlées, et donner ainsi l’illusion que ce qu’ils entendent est vrai et que celui qui parle sait tout mieux que personne. (234 c-d)

Je retiens bien sûr cette belle expression d’« images parlées », mais, auparavant, je voudrais rapprocher ces propos de ce que dit ce cher Perrault dans la Préface du manuscrit de 1695 : « N’est-il pas louable à des pères et des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tous agréments, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ? » Type d’expression impur et grossier, il convient cependant à des esprits peu développés, auxquels on peut essayer d’inculquer ainsi quelques vérités. Ou les leur « faire avaler », comme dit Perrault des contes, amalgamant joyeusement les deux sens du terme oralité.

« Images parlées », le conte comme la poésie en sont tissés. Beaucoup s’imposent avec force à l’auditeur, devenant des images mentales inscrites durablement dans la mémoire. Dans les versions canadiennes et irlandaises d’un conte mal représenté en France, « L’Enfant de Marie », j’avais noté l’occurrence d’un épisode où l’héroïne est confrontée à la vision de mises en scène étonnantes, aussi bien pour elle que pour les auditeurs du récit. Il s’agit d’une chambre interdite, interdite à une jeune fille par sa marraine / mère adoptive. Alors que la chambre interdite de Barbe bleue présente le même tableau avec peu de variantes, ses précédentes femmes égorgées comme l’on sait, il semble dans ce récit que le conteur traditionnel ait eu la latitude de l’imaginer à son gré. La plus onirique des mises en scène me semble être celle-ci.

« Elle était plus curieuse, elle avait vingt et un ans. Elle dit : – Je vais aller voir, puis je refermerai la chambre. Ça fait toujours, elle visite les six chambres puis la septième. Ah ! ben elle rentre dans la chambre. Y avait pas grand-chose. Y avait un plancher, juste un miroir, ça paraissait un miroir, mais c’était plutôt une fontaine. Ça fait qu’elle se penche, puis elle regarde, puis dans le miroir, dans la fontaine elle voit sa marraine, puis elle voit un bel homme, bien habillé, elle se met à regarder, puis elle dit : – Mais c’est ma marraine, mais ça c’est un miroir, en tout cas j’ai rien qu’à refermer la porte, puis à pas le dire que j’ai été, puis ça va finir là. » (La belle Julie, version canadienne)11

Vision en abyme, où conteur et auditeur sont conviés à partager avec l’héroïne la même image, elle-même reflétant une autre image puisqu’il s’agit peut-être d’un miroir, peut-être d’une fontaine, où l’on verrait la marraine avec un bel homme, deux personnes qui ne se trouvent pas dans la chambre mais dont les reflets apparaissent cependant dans un miroir.

La chambre comporte parfois une fenêtre, c’est-à-dire que la scène est comme prolongée ou reportée au-delà à l’instar d’un théâtre. Dans « La mangeuse d’enfants », autre version canadienne : « Elle voit de l’autre porte il y avait une fenêtre là, puis de l’autre bord de ça c’étaient de beaux pommiers puis des belles fleurs. – Si j’ouvrais le guichet, ça serait bien plus beau. Elle ouvre la fenêtre. En ouvrant, ce qui sort de la fenêtre : des serpents, puis ça se vire tout autour d’elle, autour du cou, elle est prise, elle crie, elle pleure, elle voit pas comment s’en défaire. Mais elle y arrive. Elle ferme la porte de la centième chambre. » Il ne s’agit pas d’une vision reflétée, mais d’une vision reportée plus loin, au-delà de la fenêtre : en l’ouvrant, l’héroïne pénètre de l’autre côté du miroir. Un certain nombre d’autres images mettent en scène la marraine elle-même dans des situations difficiles : au milieu de flammes, aux prises avec un gros serpent, dans le sang jusqu’aux genoux. Le sang est aussi présent, lorsque l’héroïne ne voit qu’un pot empli de sang qui bout bien qu’il n’y ait pas de feu dessous. Ou bien la marraine est sous forme animale : au milieu de nombreux chats, grosse chatte grise qui la regarde fixement, ou encore « crapote » qui lui saute au visage. Elle peut aussi tourner comme une aile de moulin dans une version irlandaise.

Images et mises en scène font partie de la texture du conte, mais, en outre, elles constituent des éléments importants de mémorisation pour les conteurs. J’ai souvent cité les travaux de Vivian Labrie qui, enquêtant auprès de conteurs canadiens francophones dans les années 1970, où le contage était encore vivace, lui a permis de repérer les deux axes de la mémorisation des contes merveilleux souvent très longs. Elle y voit d’une part ce que les conteurs appelaient le « voyage du conte », l’itinéraire du héros ou de l’héroïne et d’autre part ces images ou mises en scène souvent frappantes.

Le voyage est plus important dans une histoire que les mots. T’écoutes bien soigneusement pis tu suis le voyage du conte, si tu veux l’apprendre. Si tu suis pas le voyage, où ce que tu vas y aller? [...] Parce que si vous apprenez quelque chose, pourquoi est-ce que vous l’apprenez ? Pour le laisser en arrière de vous ? C’est en avant que ça va […] le conte c’est la même chose. C’est un voyage faut que tu suives […] Il a traversé un pont. Si tu vois pas le pont dans ton imagination là, quoi ce que tu vas voir? Tu peux pas voir sans route12.

Où l’on constate que ces deux composantes de la mémorisation et de la remémoration du conte sont solidaires dans leur fonctionnement. Pour le conteur, il ne s’agit pas seulement de dérouler narrativement le cheminement du héros, il lui faut se le représenter sous forme imagée dans sa tête : un imaginaire en acte. Le « voyage » prime sur le « mot », excluant la mémorisation « par cœur ».

Vivian Labrie donne quelques exemples de ces représentations mentales du conte mémorisé par les conteurs, dont certains vont jusqu’à utiliser l’analogie du film, lequel se déroule à mesure : « pas toutes les images toutes d’un coup mais tu sais à mesure ». Un autre conteur voyait plutôt des petits bouts de film séparés les uns des autres par des trajets, comparables à l’impression de mouvement que l’on éprouve lorsqu’une caméra change d’objectif. Mais pour celui-ci : « Ce serait plus un film muet avec des paroles marquées en bas ». Ce film peut se dérouler devant les yeux – « en avant de moi plutôt que dans ma tête » –, comme sur un écran, ou bien mentalement, à l’intérieur, ce qui n’empêchait pas ce conteur de percevoir l’auditoire. Vivian Labrie observe que le travail de remémoration du conte commence autour de quelques « pièces », les premières à jaillir du souvenir, qui permettront de reconstituer le récit en amont et en aval. Visions quasi hallucinatoires, comparables par leur force aux images oniriques, dont j’avais cité un magnifique exemple dans Poétique du conte (p. 84-85), rapporté par un chercheur travaillant en Ecosse, confirmant la puissance de la mémoire visuelle chez les conteurs.

Un conteur, originaire d’une des îles Hébrides, possédait dans son répertoire un récit concernant un pêcheur de phoques, parti en mer avec son équipage à l’automne. Pendant le retour, un énorme phoque, qui n’avait été qu’assommé, réussit à passer par-dessus bord, après avoir reçu un autre coup de massue. L’automne suivant, l’équipage fut pris dans une terrible tempête, mais trouva un abri à terre dans une maison où ils furent traités avec hospitalité. A peine avaient-ils fini de manger que la porte s’ouvrit et qu’un vieillard très grand, à l’aspect sauvage, apparut sur le seuil et se fit connaître par une formule rimée comme étant le phoque blessé l’année précédente. C’est une des nombreuses légendes sur les hommes-phoques connues dans les Hébrides. Le conteur interrogé décrit son image mentale de l’homme sauvage : une grosse tête, avec une chevelure et une barbe grises abondantes, de petits yeux, si petits qu’on pouvait à peine les distinguer. – Si je ne vois pas l’image, je ne peux me souvenir du récit [...] Je vois seulement le vieillard, le vieillard en train de dire la formule13.

C’est l’image mentale, véritablement hallucinatoire, de l’homme-phoque qui entraîne la remémoration du récit tout entier, y compris de la formule rimée dont la mémoire n’est en aucune façon verbale, bien que le mot à mot soit ici respecté.

Les propos d’une conteuse canadienne interrogée par d’autres chercheurs sensiblement à la même époque que les enquêtes de Vivian Labrie confirment également l’existence de ces images, mentales avant d’être « parlées ». Mais ils illustrent aussi et de manière brutale le choc de la rencontre entre son univers d’oralité et le monde lettré. Elle commence par tenter d’exprimer la réalité de son monde imaginaire : comme si quelqu’un arrivait pour faire connaître quelque nouvelle.

Ben moé, le conte, je le prena comme ça. T’sais, je le prèna quésiment comme ène nouvelle qu’i m’apprena dans ce conte-là. Pis là je me faisa un image avec ça, moé, ce conte-là : si y ava des montègnes, je ouèya es montègnes […] toutes les montègnes pis plus haut là, pis je vouèya les arbres, je vouèya les lacs là-dessus, je ouèya descendre les rus sour les chutes ; je me faisa toutes les images là-dessus, moé. Toutes, toutes.14

Ses interlocuteurs interviennent alors pour lui demander si elle voit encore les images en contant. « Ben là, c’t automne [lors de l’enregistrement de son répertoire], quand je vous ai commencé… Là non là, vous m’avez assez surpris, j’ai pas rien vu. »

Bien qu’elle ait gardé la mémoire des récits qu’elle racontait autrefois, tous de belle qualité, la confrontation avec des représentants de la culture écrite, de la littératie, aussi attentifs qu’ils soient, a destitué le mécanisme fondamental de l’oralité conteuse. Dispositif fragile que l’écrit perturbe ou transforme.

Ces propos des conteurs qui tentent de décrire la procédure du contage oral font écho à ceux de Supervielle dans la suite du texte que j’ai cité tout à l’heure.

« L’image est la lanterne magique qui éclaire les poètes dans l’obscurité. Elle est aussi la surface éclairée lorsqu’il s’approche de ce centre mystérieux où bat le cœur même de la poésie. Mais il n’y a pas que les images. Il y a les passages des unes aux autres qui doivent être aussi de la poésie. […] Ainsi le poète peut aspirer à la cohérence, à la plausibilité de tout le poème dont la surface sera limpide alors que le mystère se réfugiera dans les profondeurs. Je compte sur mon poème pour ordonner et faire chanter juste les images. […] La logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète. » (p. 61)

Ce « conteur » qui fait irruption comme à point nommé, n’est évidemment pas notre conteur traditionnel, puisque Supervielle dit de lui immédiatement ensuite qu’il va directement d’un point à un autre : son seul souci serait de décrire des événements dans leur continuité historique. Il s’agit de l’instance qui veille au bon déroulement narratif. En revanche, Supervielle distingue bien les deux niveaux de réception des images poétiques enchaînées de façon cohérente : une surface limpide et les profondeurs mystérieuses15. A-t-on le droit d’assimiler ces deux niveaux à la distinction établie par Freud entre les deux faces du rêve : le contenu manifeste, sous la forme d’un récit avec ses mises en scène ordonnées de façon plus ou moins cohérente, et d’autre part le contenu latent, celui qui est à la fois caché et révélé, mystérieux et efficace symboliquement ? En tout cas, pour moi, un rapprochement s’impose avec la formule de Gaston Bachelard, dans Poétique de l’espace16, parlant de l’image poétique : « L’image a touché les profondeurs avant d’émouvoir la surface ». Se plaçant alors du côté de l’auditeur ou du lecteur, lequel suit la « surface limpide » du poème ou le récit du conte, et dans ce cas, fortement intéressé par les aventures du héros ou de l’héroïne. Le même conteur interrogé par Ariane de Félice soulignait le succès qu’il remportait avec un conte très long, « La Bête à sept têtes » : « Vous comprenez, c’est le coup de l’attaque de la bête qui les intéressait » (p. 458). Ceci pour dire qu’il ne faut pas oublier la fonction de divertissement des contes de tradition orale, ni leurs destinataires qui sont partie prenante dans le dispositif. C’est un grand spécialiste des contes en général et des contes irlandais en particulier, James Delargy, qui disait :

« Un récit est constitué de trois parties : le conte lui-même, le conteur et l’auditoire. Les contes étaient censés être racontés par des narrateurs doués à des auditeurs adultes et avertis qui connaissaient eux-mêmes les récits : en d’autres termes les porteurs actifs de la tradition racontaient à un auditoire de porteurs passifs, dont certains, peut-être, devenaient à leur tour un porteur actif en se mettant à raconter à d’autres gens. Il ne faut jamais oublier l’existence des auditeurs lorsque l’on étudie la tradition populaire : ces invisibles critiques littéraires sont toujours là. Le conteur réagissait à leur présence, à leur attention, à leur intérêt, et à leurs éventuelles approbations, exprimées en phrases conventionnelles. »17

Paul Valéry, dans Introduction à la poétique (1938) faisait la distinction entre les « œuvres qui sont comme créées par leur public (dont elles remplissent l’attente et sont ainsi presque déterminées par la connaissance de celle-ci) et des œuvres qui, au contraire, tendent à créer leur public » (p. 15). Si l’on prend bien soin de transposer ces propos dans le cadre de la création orale, les contes étaient bien des œuvres créées par leur public, tout simplement parce que conteurs et auditeurs partageaient la même culture et vivaient dans le même type de société, sans qu’aucune autre médiation que celle de la parole serve de moyen de communication. Alors que le livre est un objet matériel qui installe une médiation entre le discours de l’auteur et l’œil du lecteur. Henri Meschonnic nous disait :

« Pas d’oralité sans sujet, pas de sujet sans oralité. Un continu du sujet, depuis celui du discours jusqu’à celui du poème. L’oral est de l’ordre du continu – rythme, prosodie, énonciation. Le parlé et l’écrit sont de l’ordre du discontinu, des unités discrètes de la langue. »18

Conteur et auditeur sont deux sujets en présence, qui font un travail en commun. L’un à voix haute, l’autre au profond de lui-même. Le conte, on l’a dit, est formé de figurations successives, qui s’organisent en mises en scène et proposent des images « parlées » aux auditeurs. Ceux-ci les reçoivent sous la forme d’images mentales, les décryptent, les élaborent au plus profond d’eux-mêmes. Travail essentiellement inconscient, tandis que l’attention éveillée suit les aventures du récit. Je reviens une fois de plus à Supervielle : « Si l’image, même quand elle est juste, est plus imprécise que le concept, elle rayonne davantage et va plus loin dans l’inconscient » (p. 64) Il n’exclut cependant pas ce qu’il appelle « l’explication », qu’on juge habituellement, dit-il, « antipoétique » – pensons à René Char et à l’absence de preuves dans la poésie. Mais, assure Supervielle, « il en est de submergées [des explications] dans le rêve qui peuvent se manifester sans sortir du domaine de la poésie » (p. 61).

Arrivée à ce point, je me suis aperçu que mon exposé a été écrit en partie comme sous influence et je me posai la question de savoir pourquoi ce texte court du poète avait pu illuminer pour moi la poésie du conte. Poésie explicitée par Supervielle qui utilise une écriture limpide et transparente – il le dit lui-même – comme fait le conte qui raconte une histoire toute simple, voire naïve – c’est d’ailleurs pour cela que la culture lettrée l’a assigné à l’enfance dès qu’elle le découvre, se méprenant complètement sur sa nature –, mais où affleurent, on ne sait trop comment, une dimension d’étrangeté, de mystère, de secret : « Faire en sorte que l’ineffable nous devienne familier tout en gardant ses racines fabuleuses ».

Reste, bien sûr, que ces deux genres de littérature ne sont pas assimilables, tout en utilisant des procédures comparables. La poésie est écrite, bien que H. Meschonnic lui reconnaisse une vertu d’oralité : « Le poème a peut-être pour travail spécifique de retransformer les mots et les phrases en voix ». L’écriture lui confère cependant un caractère définitif, alors que le conte de transmission orale est sans cesse mouvant. Ce qui lui donne un caractère très singulier. Les versions multiples, la variance innombrable, témoignent d’un inachèvement de la parole, qui tente d’approcher au plus près de ce qu’elle veut exprimer, mais sait qu’elle n’y arrivera jamais pleinement. L’œuvre écrite prétend à l’achèvement, au définitif, elle veut y faire croire. Le conte sait, lui, que la vera storia, la véritable histoire, sera inlassablement approchée et toujours introuvable19.

Nicole Belmont (EHESS)

Paris, avril 2012

1 « Le sacré-cœur volé du poète », lectures de Rimbaud », Revue de l’Université de Bruxelles, 1982, p. 123.

2 Suzanne Bernard, dans une note de son édition des Classiques Garnier, 1961, p. 384).

3 P. Brunel, édition Rimbaud dans la Pochothèque.

4 Mémoires de la Société de linguistique de Paris, p. 372.

5 Bernadette Bricout, La Clé des contes, Seuil, 2005.

6 En trente-trois morceaux et autres poèmes, Paris, Gallimard, 1995, Poésie / Gallimard.

7 Paris, Gallimard, 1999, “Le Langage du conte”.

8 L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 2012.

9 « Contes traditionnels des vanniers de Mayun (Loire-Inférieure) », Nouvelle Revue des traditions populaires, n° 5, 1950.

10 Dans Naissances poèmes suivis de En songeant à un art poétique, Gallimard, 1951, p. 55-71.

11 Nancy Schmitz, La Mensongère, Québec, Presses de l’Université Laval, 1972.

12 La tradition du conte populaire au Canada français. Circonstances de circulation et fonctionnement de la mémoire, Thèse de doctorat, Université Paris V, 1978, p. 444.

13 D.A. Macdonald, « Some aspects of visual and verbal memory in gaelic storytelling », ARV, 1981, p. 120-123).

14 Clément Legaré, éd. Contes populaires de la Mauricie, narrés par Béatrice Morin-Guimond, collectés par Carolle Richard et Yves Boisvert, Montréal, Fides, 1978, p. 33.

15 Pourrait on parler également de “surface obscure” comme le dit Proust de la petite phrase, musicale, quant à elle ?

16 Paris, PUF, 1970, p. 7.

17 J. Delargy, The Gaelic Story-Teller, with Some Notes on Gaelic Folk-Tales, Proceedings of the British Academy, 31, 1945, p. 177-221.

18 « L’oralité, poétique de la voix », Pour une anthropologie des voix, réunis par N. Revel et D. Rey-Hulman, L’Harmattan, 1993.

19 La vera Storia, un texte d’Italo Calvino pour l’action musicale de Luciano Berio.

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