Ars magica

Trois formules sur la magie

Xavier Papaïs

 

     Extrait : Ces lignes voudraient dire en quel sens concevable la magie existe. Sous pareille thèse, on pose simplement, sans autre présupposé, que la magie « existe » bel et bien comme un régime spécifique du sens, dans la vie éthique et imaginative, que sous ce mode elle suscite des « effets » concrets, tout à fait constatables.
     Pour la qualifier, on a retenu trois formules, dont l’entrecroisement vise l’unité de la notion. On peut donc les lire dans n’importe quel sens. Chaque formule aurait pour objet un des caractères que l’on s’accorde à attribuer aux actes ou spéculations magiques. Que l’on s’attache aux ressorts du symbolisme, aux continuités occultes, ou aux aspects volatils de l’expérience, la magie présente un jour différent : à chaque fois se présente une certaine facette.
     En effet, trois points de vue sont en usage, pour approcher cet espace. Sous le régime fantastique, on peut d’abord postuler une coïncidence, voire une identité, entre le « sens » et la « force ». On supposerait l’efficacité réelle des signes ou des images, censée véhiculer des « influences » ou de la « puissance » : il s’agit donc essentiellement de pouvoir symbolique, ou plus simplement, de pouvoir. En même temps, la magie fait l’hypothèse d’un flux continu, vinculum ou  nexus secret entre les êtres (souvent identifié, mais pas nécessairement, à une « surnature »), et d’une action « surnaturelle » ou « spirituelle » qui suspend ou détourne le cours ordinaire de la causalité, mais qu’on peut infléchir, par certaines « mises en sympathie » : pour un medium, la maîtrise fantastique aura pour objet le contrôle et la circulation de ces flux, esquisses, intentions ou influences : « l’esprit », le monde des esprits. Enfin, le tour magique s’exerce à maîtriser tout le champ de la modalité, à convertir le cours des phénomènes, les inflexions de l’être, en les renvoyant à leur dynamisme profond. Son objet, ce n’est plus le continu, mais le jeu, l’intervention : l’acte magique introduit du jeu dans la causalité, la modalité, élargit le champ du possible, renvoie les événements à leurs réquisits virtuels, spécialement dans les situations volatiles ou catastrophiques qu’il vient modeler ou transformer.
     Ces trois perspectives se supposent entre elles. Elles renvoient toutes à un certain régime de l’imagination, où celle-ci vaut comme saisie d’un genre de l’être : saisie directe du virtuel, des potentialités. En pareil cas, l’imagination elle-même se donne une tâche constituante, une tâche de révélation, de vérité, indissociable de son intervention sur l’être : en s’inscrivant réellement dans l’expérience, elle déploie un espace préexistant d’indécision, de jeu et de possibilité au sein de l’être, un espace qu’à son tour elle vient saisir et transformer. Sous la surface de l’imagerie, des représentations, l’activité fantastique ouvre une autre dimension, accès direct à l’être, qu’elle seule peut assumer : le « jeu comme symbole du monde », où viennent au jour les replis cachés de l’être et du temps, ses univers possibles ou parallèles. Dans la magie, il s’agit d’accoucher des mondes. A ce point, on ne peut plus vraiment décider si la virtualité, cette aire de jeu, tient à l’imagination elle-même ou à une disponibilité déjà inscrite dans le cours des choses. En effet, dans les deux cas, il s’agit d’un seul et même point, forcément insituable : le point de naissance des actes, des énoncés et des gestes, noeud secret de l’être et du temps, jamais durablement saisi, que l’acte magique cherche à dégager, en manipulant les mondes. [...]

(Ouverture à « 2000 ans de magie »,
Critique n° 673-674 , Minuit 2003)

Trois formules sur la magie, Xavier Papais